La Zone

Il leva les yeux de la carte et vrilla son regard dans la fenêtre. Moi aussi, je vrillai mes yeux dans la fenêtre. Les vitres de nos fenêtres sont très épaisses, blindées et derrière la bonne vieille Zone, la voilà, à portée de la main, du douzième étage on la voit tout entière…

Ce que je veux dire, c’est que quand on la regarde, elle paraît une terre comme une autre. Le soleil l’éclaire avec tout le reste et, à première vue, rien n’y est changé, tout est comme treize ans plus tôt. Mon feu papa l’aurait regardée et n’y aurait rien remarqué de particulier, sinon qu’il aurait demandé : pourquoi que l’usine ne fume pas, c’est la grève ou quoi ?…
Des cônes de roche jaune, des rails, des rails, des rails, sur des rails une petite locomotive avec des plate-formes… Bref, un paysage industriel. Seulement, pas de gens. Ni morts ni vivants. Le garage, on le voit aussi : un long boyau gris, les portes béantes et les camions sur un terrain goudronné.

Ça fait treize ans qu’ils y sont et rien n’y fait. C’est juste, ce qu’il a dit à ce propos, donc, il pige. Dieu vous garde de vous fourrer entre deux camions, il faut les contourner… Là, il y a une craquelure dans l’asphalte, si les piquants n’ont pas encore poussé dedans… Cent vingt-deux mètres, mais d’où qu’il les compte ? Ah ! probablement à partir du jalon du bord. Exact, il n’y en a pas plus.
Ils progressent quand même, ces binoclards… Tiens, la route est suspendue jusqu’au terril, et drôlement bien suspendue ! Le voilà le petit caniveau où Mollusque a avalé son extrait de naissance, juste à deux mètres de leur route… Pourtant, le Musclé lui disait, à Mollusque : espèce d’imbécile, tiens-toi loin des caniveaux, sinon y aura rien à enterrer… Ça, c’est comme s’il avait lu dans un livre : il n’y a rien eu à enterrer…
Parce que dans la Zone, c’est comme ça : si tu reviens avec la gratte, c’est un miracle ; si tu reviens vivant, c’est une réussite ; si tu as échappé aux balles de la patrouille, c’est une chance ; et tout le reste, c’est le destin…

Nuages
Collage

Stalker, Pique-nique au bord du chemin,
Arcadi et Boris Strougatski,
Editions Denoël, 1981

Stalker est aussi un superbe film d’Andrei Tarkowski.